
Dans les années ayant suivi la pandémie de COVID-19, les mouvements populistes anti-LGBTQIA+ et ceux opposés à la justice raciale ont considérablement gagné en influence aux États-Unis, déclenchant une vague de tentatives de censure dans les bibliothèques américaines. Le phénomène a franchi les frontières : vers la fin de 2022, on constatait une augmentation sans précédent des efforts de censure dans les bibliothèques au Canada.
Le phénomène perdure : au moment de la publication de ce rapport, en 2024, les bibliothèques canadiennes avaient enregistré un nombre record de contestations en douze mois. Bien que le nombre total de contestations ait légèrement diminué au cours de l’année qui vient de s’écouler, l’analyse des données révèle que les tendances à l’origine de cette hausse sont toujours présentes, et continuent de fragiliser les bibliothèques canadiennes à un rythme préoccupant.
Quatre organisations ont collaboré pour compiler les données nécessaires à la rédaction du présent rapport annuel sur la censure dans les bibliothèques :
- La première source est l’ancienne l’Enquête sur les contestations sur la liberté intellectuelle, dont la base de données est hébergée par la Fédération canadienne des associations de bibliothèques.
- Début 2024, la Fédération a fusionné cette base de données avec celle du Centre pour la liberté d’expression, créant ainsi une base de données conjointe sur les contestations des bibliothèques canadiennes. Il s’agit de la deuxième source pour ce rapport.
- La Fédération a également noué un partenariat avec l’Association des bibliothèques publiques du Québec, en 2023, afin de distribuer à ses membres l’Enquête sur les contestations des ressources et des services (une nouvelle version de l’Enquête sur les contestations sur la liberté intellectuelle). Il s’agit de la troisième source de données pour ce rapport.
- Enfin, comme dernière source, mentionnons les rapports préparés par les bibliothèques dans le cadre de l’initiative « Signalez une contestation » du Book and Periodical Council.
Entre le 1er septembre 2023 et le 31 août 2024, les bibliothèques canadiennes ont signalé 104 contestations portant sur 96 titres, 5 événements et 1 exposition. Conformément aux tendances récemment observées, les contestations les plus fréquentes et les plus virulentes étaient motivées par une opposition aux ressources traitant de questions LGBTQIA+, ainsi qu’aux ressources jugées sexuellement explicites.
Les titres les plus contestés lors de cette période ont été Let’s Talk About It: The Teen’s Guide to Sex, Relationships, and Being a Human d’Erika Moen et Matthew Nolan, ainsi que It’s Perfectly Normal de Robie Harris, chacun ayant fait l’objet de trois contestations. Ces ouvrages ont été critiqués à la fois pour leur contenu LGBTQIA+ et pour leur contenu jugé sexuellement explicite.
Huit autres titres ont été contestés à deux reprises chacun, dont la moitié pour des raisons similaires. Parmi ces ouvrages figurent If You’re a Drag Queen and You Know It de Lil Miss Hot Mess, Sex Is a Funny Word de Cory Silverberg, ABC Pride d’Elly Barnes et Louie Stowell, ainsi que The Bare Naked Book de Kathy Stinson.
Tout comme l’an dernier, les ressources ayant suscité le plus d’hostilité dans notre échantillon le plus récent concernent les thèmes LGBTQIA+. Elles ont enregistré le plus grand nombre de contestations, soit 28 signalements représentant 26,9 % de toutes les contestations rapportées. De plus, trois des cinq événements contestés et l’unique exposition contestée portaient également sur des thématiques LGBTQIA+.
Ces contestations étaient non seulement les plus nombreuses, mais aussi les plus malveillantes – une caractéristique partagée avec les 21 contestations visant des contenus jugés sexuellement explicites. Dans ces cas, les plaintes ne mentionnaient pas explicitement les thèmes LGBTQIA+, mais une grande partie reprenaient le vocabulaire utilisé pour contester les ressources LGBTQIA+.
De nombreux ouvrages contestés dans ces deux catégories ont été accusés de « sexualiser » ou de « manipuler » les enfants, de promouvoir la pédophilie ou d’être de nature pornographique. Ces commentaires visaient principalement des ouvrages éducatifs destinés aux enfants et aux adolescents, abordant sans détour l’anatomie et la sexualité.
Les livres les plus souvent contestés pendant la période visée correspondent tous à ce profil. Par exemple, It’s Perfectly Normal et Sex Is a Funny Word ont été qualifiés de « pornographiques », tandis qu’une contestation de Let’s Talk About It affirmait qu’aborder la sexualité dans un ouvrage destiné aux mineurs « ouvre la voie à la légalisation de l’inceste et de la pédophilie ».
L’opposition persistante aux ressources LGBTQIA+ dans les bibliothèques demeure préoccupante, mais on décèle néanmoins une petite lueur d’espoir : les données actuelles révèlent une baisse significative du nombre de contestations par rapport aux périodes précédentes, y compris du nombre de contestations visant les ressources LGBTQIA+.
Le précédent rapport sur la censure en bibliothèque a été publié l’an dernier, à l’occasion de la Semaine de la liberté d’expression; il couvrait la période 2022-2023. On y faisait mention de 118 contestations, dont 38 % concernaient des ressources LGBTQIA+. Des données ultérieures suggèrent qu’environ 50 % des contestations enregistrées au cours de l’année civile 2023 visaient également des ressources faisant partie de cette catégorie[1]. Cependant, de nombreuses bibliothèques soumettent leurs signalements annuels en bloc au cours des premiers mois de l’année suivante. Par conséquent, nous ne pourrons déterminer que plus tard si la baisse observée est réelle, ou s’il s’agit simplement d’une fluctuation statistique.
Une analyse plus approfondie des données indique que si cette baisse apparente des efforts de censure se confirme, il pourrait s’agir d’un phénomène régional, majoritairement attribuable à une baisse marquée du nombre de contestations provenant de l’Ontario.
En effet, au cours de la période observée (2022-2023), les bibliothèques de l’Ontario ont signalé 35 contestations. Ce nombre, le plus élevé pour une province, représentait 29,7 % de toutes les contestations rapportées. Or, durant la période d’établissement du plus récent rapport, les bibliothèques ontariennes n’en ont signalé que 16 (soit 15,4 % du total).
En revanche, les données suggèrent que les efforts de censure ont augmenté dans l’Ouest. La Colombie-Britannique se classe désormais en tête des provinces avec 41 contestations (39,4 % du total), suivie de l’Alberta avec 31 contestations (29,8 % du total). À elles seules, ces deux provinces ont généré 72 contestations, soit 69,2 % de toutes les contestations signalées au cours de la plus récente période de douze mois. C’est une hausse importante par rapport aux 55 contestations qu’on y avait observées lors de la période précédente.
De plus, l’opposition aux ressources LGBTQIA+ et à l’éducation sexuelle semble particulièrement concentrée dans ces provinces. En Alberta, 64,5 % des contestations signalées visaient des ressources LGBTQIA+ ou jugées sexuellement explicites. Cela semble indiquer que, même si le pire de la tempête semble être passé dans plusieurs régions du Canada, une vague de tentatives de censure continue de frapper durement les bibliothèques des provinces les plus à l’ouest.
En ce qui concerne les ressources LGBTQIA+, un élément ressort : la nette diminution de la résistance signalée à l’égard des heures du conte animées par des artistes drags. Les signalements à ce sujet sont passés de 23 à 2 entre 2022-2023 et 2023-2024, les deux signalements récents provenant du Québec. (Un événement intitulé Pride Storytime a également été contesté en Colombie-Britannique, mais le rapport n’indique pas si des artistes drags y ont participé.)
Notons cependant que la rareté relative des signalements ne signifie pas pour autant que l’opposition à cet égard a disparu. Comme les médias en témoignent, les bibliothèques canadiennes continuent de faire face à une forte opposition lorsqu’elles organisent ce type d’événements, la plus grave s’étant manifestée sous la forme d’une alerte à la bombe à la Bibliothèque publique de Thunder Bay[2].[1] [2]
Beaucoup de bibliothèques accueillant ces événements se disent préoccupées par la sécurité de leur personnel et de leur clientèle. La diminution des signalements peut les rassurer dans une certaine mesure, mais gardons en tête que les données révèlent également une légère hausse des contestations concernant les matériaux LGBTQIA+ (qui sont passées de 22 en 2022-2023 à 24 en 2023-2024).
Bien que l’opposition continue aux ressources portant sur le genre et la sexualité reste le fil conducteur de notre analyse cette année, il ne s’agit pas du seul enjeu politique ayant alimenté les tentatives de censure dans les bibliothèques. Depuis l’invasion russe en Ukraine, en 2022, les bibliothèques ont également reçu des contestations touchant des ressources traitant de l’histoire et de la politique dans cette région. La tendance s’est poursuivie en 2023-2024, avec deux ressources accusées d’être « de la propagande russe ».
Les tensions autour du conflit israélo-palestinien ont également fait surface dans plusieurs contestations. Deux ressources décrivant l’expérience du peuple palestinien ont été accusées d’antisémitisme, et une bibliothèque a signalé des graffitis haineux apposés sur le périodique Muslim Sunrise. De même, deux ressources ont été contestées pour leur contenu prétendument islamophobe. Il s’agit d’une hausse par rapport à l’année précédente, où une seule contestation du genre avait été enregistrée.
Avant la vague d’efforts de censure ayant suivi la pandémie de COVID-19, les contestations que recevaient les bibliothèques canadiennes concernaient principalement des œuvres perçues comme ayant un contenu raciste; la majorité ciblaient des documents jugés discriminatoires à l’égard des peuples autochtones. Bien que cette tendance ait été largement éclipsée par la hausse marquée de la résistance à d’autres types de ressources, elle n’a jamais vraiment disparu, ni même diminué.
Au cours de la période 2023-2024, 22 contestations pour du contenu raciste ont été signalées, représentant 21,4 % de l’échantillon total. Dix de ces contestations concernaient des œuvres jugées racistes à l’égard des peuples autochtones, et cinq, des œuvres jugées racistes à l’égard des personnes noires.
Parmi les titres dignes de mention figure le classique de la romancière Harper Lee, To Kill a Mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur) qui, jusqu’à présent, avait peu retenu l’attention au Canada, malgré ses fréquentes apparitions sur les listes annuelles des dix livres les plus contestés compilées par l’American Library Association. En 2024, deux commissions scolaires ont signalé des contestations à l’encontre de ce roman, les plaignants se disant préoccupés par le langage jugé vulgaire et la narration centrée sur un « sauveur blanc ».
Autre élément notable dans les contestations récentes de cette nature : une résistance nouvelle à l’égard des ressources perçues comme étant racistes à l’endroit des personnes blanches. Depuis que l’Association canadienne des bibliothèques recueille des données sur les contestations, aucune de ce type n’avait été signalée. Or, la période 2022-2023 a été marquée par deux contestations pour racisme présumé envers les personnes blanches, toutes deux concernant des livres illustrés pour enfants.
Cette tendance s’est poursuivie au cours de la période la plus récemment observée avec une contestation à l’encontre d’un programme communautaire autochtone, le plaignant décrivant ce programme comme « contraire au code canadien des droits de la personne » en raison de l’exclusion des membres des communautés non autochtones.
Bien entendu, dans toute discussion sur les contestations visant les ressources des bibliothèques, même les données les plus exhaustives ne reflètent qu’une partie de la réalité. Certes, les données recueillies auprès des bibliothèques nous offrent un aperçu des tendances canadiennes en matière de censure, mais il est impossible de connaître l’ampleur véritable du phénomène.

Selon l’American Library Association, de 82 % à 97 % des contestations de la liberté intellectuelle dans les bibliothèques ne sont pas signalées. De récentes recherches menées au Canada suggèrent que les taux de signalement canadiens sont probablement similaires[3]. Dans cette optique, notre analyse ne peut qu’esquisser la situation réelle dans les bibliothèques canadiennes.
Toutefois, nos efforts de collecte de données montrent assez clairement que les deux dernières années ont été marquantes en matière de censure dans les bibliothèques. Nous continuons à surveiller cette recrudescence de la censure. Nos travaux de collecte et d’analyse des données nous aideront à suivre et à prévoir comment ces efforts se manifestent sur le terrain. En poursuivant notre travail, nous espérons offrir aux bibliothèques les outils et les conseils nécessaires pour traverser cette tempête.
[1] Nyby, M. J. et Ellis, R. H. (2024) A Confluence of Trends in Library Censorship [Tendances convergentes de la censure dans les bibliothèques]. The Political Librarian, 7(2). DOI : doi.org/10.7936/pollib.8918
[2] St-Victor, D. (30 juillet 2024) Des organismes dénoncent une nouvelle menace contre l’heure du conte drag à Thunder Bay. Radio Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2092696/menace-bombe-thunder-pride-rainbow
[3] Nyby, M. J., Hill, H. et Ellis, R. H. (2023) A Failure to Communicate: Assessing the Low Rate of Materials Challenge and Censorship Reporting Among Canadian Public Libraries [Erreur de communication : évaluer le faible taux de signalement des contestations et de la censure des ressources dans les bibliothèques publiques canadiennes]. Public Library Quarterly, 43(3), p. 385-401. doi.org/10.1080/01616846.2023.2254883
Michael Nyby est bibliothécaire dans un école publique et ancien président du Comité de la Liberté intellectuelle du FCAB-CFLA.